La répétition, mère de l’apprentissage

Par Ronan Datausse

“Repetito mater studiorum est” (la répétition est mère de l’apprentissage) - Proverbe latin

Lorsque j’ai débuté les arts martiaux au début des années 1990, l’apprentissage était énormément basé sur la répétition. Lors des cours, je répétais plusieurs centaines de fois d’affilée la même technique. Cela allait bien souvent  jusqu’à l’épuisement physique, au point d’avoir de nombreux étourdissements. C’étaient les entraînements “à l’ancienne”. Cela pouvait être ingrat, mais je l’acceptais car cela faisait partie de l’apprentissage et  je ne me serais jamais permis de remettre en question la pédagogie de mes instructeurs. 

Nous étions peu par entraînement. Le Karaté de la JKA que je pratiquais alors, faisait partie de ces styles qualifiés de durs et exigeants ; il y avait une certaine fierté à tenir jusqu’au bout des entraînements. Au fur et à mesure des années et des dojos que j’ai côtoyés, j’ai vu la structuration de l’apprentissage et les modes d’entraînement évoluer : moins de répétitions, davantage de ludique. La société avait évolué, nous basculions progressivement dans l’air du fun, de l’immédiat, du suffisant et de la simplicité. Les arts martiaux, malgré leurs racines traditionnelles, ne furent pas épargnés par cette nouvelle tendance. Certains instructeurs m’ont expliqué que ne pouvions plus nous permettre les modes d’entraînements que nous avions jusqu’alors, car il n’y aurait plus assez d’adhérents prêts à les suivre, et que cela mettrait en péril les sections et donc de notre discipline martiale. S’adapter ou périr, tel était l’enjeu. 

Dans certaines salles, des instructeurs m’ont expliqué que l’on obtenait des résultats similaires, voire supérieurs, avec des programmes basés sur la variété des exercices, la liberté de mouvement et les courtes séquences. Ceux-ci ont nourri mon opinion et ont fait évoluer sur certains volets ma façon de pratiquer. Certains considéraient même que fonder l’apprentissage sur la répétition était contre-productif, car elle enfermerait le combattant dans des schémas de combat préétablis plutôt que de lui enseigner l’adaptabilité à l’imprévu. C’est un argument que j’entends mais qui me laisse perplexe d’un point de vue anthropologique. Les arts martiaux sont une constante à toutes les civilisations. A ma connaissance, toutes les méthodes de combat structurées ont été pratiquées et transmises à travers les générations par ce principe de répétition. J’ai donc du mal à imaginer qu’ils aient tous persévéré dans cette voie si ce mode d’apprentissage n’était pas des plus efficaces. 

A l’instar des recherches que j’ai réalisées sur l’importance du travail en lenteur pour développer des qualités intrinsèques du combattant qui ne peuvent être développés que par cette voie (cf. article dédié sur ce même blog), j’ai souhaité étudier ce que le travail en répétition apportait de spécifique et qui ne pouvait pas être développé autrement. L’objet n’est pas de dénigrer les autres méthodes d’entraînement, mais de réhabiliter celle-ci en explorant ce qu’elle a de spécifique pour devenir un artiste martial complet et performant. 


La répétition pour limiter le temps de réaction du cerveau en combat

Dans un précédent article paru sur ce même blog, “Les 4 piliers de la préparation au combat”, j’expliquais que si le cerveau devait choisir parmi un panel trop important de techniques, celui qui se faisait agresser avait toutes les chances d’être mis en échec car le temps de sélection d’une réponse serait de facto trop long pour bloquer l’attaque. Comme l’explique Franck Ropers dans son ouvrage Self-Défense Penchak Silat parues aux éditions EM :    

  • Une attaque à distance courte (genre coup de tête ou uppercut gorge), peut durer 0.15 s pour les plus rapides, 0.25 s pour les plus lents
  • une parade prend environ 0.25 s pour les plus rapides et les plus entraînés
  • Le temps d’activation du cerveau est de 0.10 s environ pour les plus réactifs.
  • Le temps de sélection d’une réponse est de 0.8 s.

On constate que si on prend un bagarreur de rue avec une frappe pas trop rapide, il va mettre 0.25 s, et que le plus rapide des défenseurs va mettre 0.8 + 0.1 + 0.25 = 1.15 s. 

Pour gérer ce facteur temps, il y a deux voies possibles : 

  • Retrouver une distance par rapport à l’assaillant afin de gagner du temps et sélectionner une réponse adaptée 
  • ou avoir emmagasiné peu de techniques (pour limiter le temps de sélection) mais de les maîtriser parfaitement. À l’entraînement, l’enjeu sera donc de répéter quelques techniques et enchaînements simples pour créer des automatismes qui ressortiront spontanément en état de stress. Comme dit l’adage, mieux vaut répéter dix techniques un million de fois, que de répéter dix fois un million de techniques. L’objectif est de simplifier les réponses en les réduisant à leur strict nécessaire pour en faire des techniques “passe-partout” rapides et polyvalentes.


La répétition pour gagner en confiance et reprendre l’ascendant psychologique 

On reproche parfois aux système de self défense de répéter des défenses types face à des attaques types et que cela délaisserait tous les types d’agressions qui n’auraient pas été vus à l’entraînement. Outre le fait que ce raisonnement n’intègre pas les autres intérêts de la répétition que j’évoque dans cet article, il omet également un autre aspect: la répétition a également pour vertu de développer l’assurance de celui qui les pratique. Répéter jusqu’à créer des automatismes avec lesquels on se sent à l’aise est un booster de confiance. C’est le fameux “spécial” des champions, qui ont répété une technique tellement de fois, qu’ils  savent que s’ils appliquent leur technique, l’adversaire ne pourra rien faire. 



La répétition pour développer des automatismes en motricité fine 


Dans le même article de blog, je mentionnais que sous stress, les enchaînements compliqués sont infaisables (perte de la motricité fine à partir de 115 battements par minute (bpm), et de la motricité complexe à partir de 145 bpm sachant que nos battements cardiaques pourront passer de 70 à 220 battements par minute en moins de 10 secondes). 

Sous l’effet de ce même stress, notre capacité à prendre des décisions et notre mémoire seront altérées (source : Neurocombat - livre 1). J’invitais alors les pratiquants à fonder leur système de défense sur des techniques simples basées sur la motricité lourde. Bien que je reste convaincu de l’intérêt de développer sa pratique sur la motricité lourde, nous savons aujourd’hui que la motricité fine peut-être activée sous stress, malgré l’augmentation du nombre de battements par minute, à la seule condition que le geste ait été répété mainte et mainte fois à l’entraînement (c’est par exemple ce que font les pilotes de chasse). La répétition créée des automatismes et des chemins neuronaux, même complexes, qui peuvent être exploitables malgré le stress du combat. Ces mêmes techniques seraient irréalisables sinon. Ainsi, la répétition ouvre paradoxalement le champ des possibles en matière de techniques de combat, à l’opposée d’une pratique fondée sur une trop grande variété de techniques.  



La répétition pour dépasser le geste


La tradition martiale japonaise nous explique les bienfaits de la répétition du geste à travers le concept du Shu Ha Ri. Shu Ha Ri décrit les 3 étapes de l'apprentissage et peut se traduire par :

  • Shu : suivre les règles. Répéter le geste en copiant une forme juste pour l’automatiser. Cette phase permet également de préparer le corps à l’action, en mobilisant les muscles, les tendons, les nerfs, les articulations. Progressivement, le néophyte se transforme, dans ses formes de corps et dans son physique : il s’étire et se fortifie de manière à ce que la technique puisse s’exprimer avec précision et impact.
  • Ha : comprendre les règles. La répétition permet progressivement de comprendre la forme, dans ses subtilités. Le pratiquant intériorise le mouvement, il l’explore dans ses multiples facettes, il le sent et devient capable de l’appliquer en combat sans même y penser.
  • Ri : transcender les règles. La répétition permet de comprendre l’essence de la forme, d’en garder l’essence, d’oublier la forme pour retrouver une liberté totale.  

L’étape trois du Shu Ha Ri est celui de la libre expression technique, possible une fois que l’on a intériorisé l’essence de l’art, à l’instar du vieux bûcheron dont je fais référence dans mon article “Relâchement et fluidité : le secret des arts martiaux” paru sur ce blog. Ce bûcheron m’avait marqué tant il était parvenu, à force de répétition du maniement de la hache durant toute sa vie, à optimiser, simplifier et purifier son geste pour n’en garder que ce qui était nécessaire. C’est ce même niveau que l’on retrouve chez les grands artistes ou chez les grands combattants qui, à force de répétition du geste juste, peuvent ensuite s’en affranchir et être capables de mobiliser leur énergie, de s’adapter à tout moment, en dehors des formes canoniques, quelle que soit la circonstance du combat.

Le processus de répétition est souvent compris comme un processus d’automatisation d’une technique précise alors qu’il ne s’agit que de la première étape. Au troisième niveau, on peut évoluer dans l’environnement chaotique du combat. Mais cela n’est possible que si l’on est passé par les niveaux 1 et 2 auparavant.



La répétition pour renforcer le corps dans sa globalité


Enfin, la répétition permet de renforcer des zones non musculaires du corps humain. Beaucoup de sportifs et de pratiquants d’arts martiaux se focalisent sur les muscles. La musculation est bien entendu indispensable, mais les muscles s’intègrent dans une chaîne plus longue intégrant le squelette, les articulations, les tendons et les ligaments. Or ce sont des zones  peu vascularisées. Il n’est donc pas possible de les renforcer comme on renforce un muscle. La seule façon de les renforcer est d’y envoyer un maximum de signaux nerveux, afin que le cerveau se les approprie et les connaisse de fond en comble. Les deux seuls leviers pour développer ce réseau sont d’une part le travail en lenteur et en concentration (cf. mon article dédié sur les bienfaits du travail en lenteur), et la répétition de mouvements qui permettra de développer de nouvelles connexions neuronales.    


Le travail en répétition n’a plus la cote aujourd’hui. La société a évolué, les pratiquants demandent du fun, du ludique du rapide. Cela a conduit nombre de salles d’arts martiaux et de sports de combat à dénigrer le travail de répétitions afin d’avoir davantage d’adhérents. La conséquence est une chute vertigineuse du niveau des pratiquants. Dans cet article, j’ai voulu montrer le caractère essentiel du travail de répétitions pour développer certaines facultés clés du combattant. L’enjeu est donc de trouver le juste équilibre entre répétition et modes de travail moins rébarbatifs  afin de progresser en prenant du plaisir dans le processus d’apprentissage et de devenir progressivement un artiste martial complet et épanoui.

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